Jour de fête chez les gauchos
Nous sommes au dessus de Salta, le Nord Ouest Argentin, à l’endroit même où s’est décidée l’indépendance de l’Amérique latine, l’Estancia d’où est parti le général Arenales pour libérer les Andes de ses congénères espagnols.
“ L’Ange de la victoire guide mon étendard : suivez sa course vers l’indépendance et la gloire… suivez Arenales : celui qui vole de triomphe en triomphe pour que mon armée scelle sur tous ces champs de bataille, la complète émancipation du sol INCA.”
1812. Le Général San Martin, fondateur de l’Argentine, en grand publicitaire, s’adresse aux Indiens Calchaquis Diaguitas pour leur présenter son bras armé, celui qui reprend l’étendard de l’illustre Güemes qui se meurt sur le champ de bataille. Salta est vaincue.
Pour chasser l’espagnol métropolitain, San Martin crée l’Inca blanc : le général Juan Antonio Álvarez de Arenales ;
Il servira juste le temps qu’il faut et tout comme l’Inca, le monde l’oubliera bien vite.
Ce dont le grand San Martin ne s’est pas rendu compte, c’est que sans le vouloir, ses paroles ont créé un mythe bien plus important dans l’âme argentine : en sortant l’Inca blanc de son chapeau, il vient de lancer le mythe du gaucho qui va désormais hanter le poète et la littérature de l’Amérique du Sud comme le corbeau d’Edgar Alan Poe.
Le Gaucho avant tout, c’est l’indien qui va répondre à l’appel de San Martin. Gaucho vient de Huachu, en Quechua, la langue des Andes, c’est l’orphelin. Celui qui n’a plus de devoir envers sa famille, ou plus de famille du tout et peut se sacrifier à « la complète émancipation du sol INCA ».
Ce jour là, une armée s’est levée des montagnes, mue par l’espoir d’une société où tous seraient reconnus sur un pied d’équivalence. Voilà comment fut « vendue » aux indiens l’Indépendance de l’Argentine. Voilà ce que doivent aux gauchos, ceux qui sont devenus caciques à la place des caciques Espagnols.
Le gauchos, lui, restera toujours orphelin de la liberté. Ni mercenaire, ni soldat, l’homme se réveille sur la brèche de l’apocalypse, prêt à tous les exploits pour donner son âme à la juste cause. Puis, gentiment, il rentre dans le rang pour s’occuper des siens et de son troupeau.
Mais s’il n’a plus personne à protéger; il fuira son cœur, ses montagnes ingrates et errera dans la pampa immense, à la mesure de sa mélancolie, de ses espoirs évanouis, de son blues ; dans la nature, sa maudite sœur de toujours.
Son compagnon? Le Nahual, le double animal des indiens d’Amérique, celui qui fait sortir Pablo de lui même, seul avec son couteau pour terrasser un puma de 2,5m en train de manger ses poules. Sans crier gare, notre gaucho s’est transformé en jaguar.
Aujourd’hui, c’est un grand jour : c’est la fête, la Santa Rosa de Lima, patronne de l’armée de libération et patronne de l’Estancia de l’Inca Blanc ; tous, ils surgissent des montagnes, en tenues d’apparat briqués à neuf sur leurs plus beaux chevaux péruviens, à la robe jais éclatante, au pas fier et cadencé, porter haut les couleurs de la liberté.
Aujourd’hui le Gaucho reprend son âme : 200 ans plus tard, pour la première fois depuis l’Inca Blanc, le gouverneur de la Province de Salta descend de son hélicoptère pour leur rendre hommage.
Prier avec eux.
Pour lui, ils ont tué 2 bœufs, fait chauffer l’énorme four communal une semaine entière et préparé l’asado et le guisado.
Ici, savoir trancher dans le vif, c’est savoir vivre. Manger, c’est tuer.
Aucun détour, aucune pudeur devant la mort.
Le guisado : toutes les parties tendres de l’animal sont marinées dans l’huile, le vinaigre, les herbes, l’ail et le piment ; enfin, recousues dans la peau de l’animal pour être rôties dans un four grand comme une maison, pendant 12 heures.
L’asado : les côtes et les abats sont préparés, les tripes tressées, les pieds paquets, les cœurs embrochés, les hauts de côtes et le Bife de Chorizo, le cœur d’entrecôte, tout pour le BBQ sur des braises agonisantes, à la limite de l’extinction pour une cuisson plus lente et pénétrante possible.
Chaque morceau de cette viande, chaque bouchée de ce festin de 1000 convives, c’est de l’histoire qu’on croque, du rituel qu’on mâche, de la magie qu’on niaque. Le bœuf a été sacrifié et partagé comme l’ont fait les ancêtres. Les cubis de vins sont tirés à l’eau ardente et au Ferney Branca.
C’est le plus beau jour de l’année. Le discret gaucho parle, sourit, se dévoile ; la femme, elle, reste à distance et impose le respect. Elles sont loin d’être des cantinières de régiment. Peu de femmes sont gaucho, et la plupart du temps c’est elles qui mènent la troupe ; elles portent la jupe en vraies amazones : on les appelle les chinitas, les p’tites chinoises, car les longues journées de soleil dans la poussière du bétail leur ont bridé à jamais leurs yeux d’indiennes burinées.
Aguardiente, Ferney, vin, nous sommes là pour saluer les ancêtres. Maîtres du Monde, les lassos volent, les taureaux sont arrêtés sur place, ou presque, enfin… c’est bien moins précis qu’un jour de travail ordinaire au corral. Le cheval a tout comprit ; il prend désormais les rennes ; l’homme est tout absorbé à l’euphorie de son mythe et le taureau exulte. Le mythe du rodéo des cowboys texans ? Rien à voir.
Le gaucho, pour l’écrivain argentin, c’est le Faust, la Divine Comédie, le Don Quichotte du cru : Martin Fierro. Il fallait le trouver ce nom! Fier comme San Martin ! Mais pour faire accepter son héros Jose Hernandez l’illustre auteur, admiré par tous ceux qui comptent dans la littérature du XIX° siècle… en a fait un homme blanc qui va défendre le faible contre le méchant noir. Je caricature un peu, c’est plus vendeur. John Wayne en Sioux ça passe mal. Car ici le noir, c’est l’indien. Dans l’imaginaire argentin le plus souvent, un noir des Antilles c’est mieux qu’un indien. Ici la dignité a son échelle que l’indien n’a pas eu le droit de gravir pendant longtemps. Heureusement les choses changent, Dieu merci.
Martin Fierro, c’est ainsi que le jeune Jorge Luis Borges, l’icône absolue du blues argentin, a nommé son premier groupe… de poésie engagée. Le gaucho pour lui c’est la ressource ultime de l’âme de l’Amérique du Sud. Pour Borges et ses compères c’est avec lui que doit s’incarner l’esprit du jeune continent, rechercher en lui toutes ses ressources pour s‘émanciper de la lointaine Europe si pesante au jour le jour. Il faut créer quelque chose de nouveau.
Mais Borges est resté enfant d’Ulysse et le gaucho enfant de l’Inca. Ils se sont ignorés. C’est le drame du continent. Pourtant, sur toutes les routes d’Argentine, au moindre détour d’un désert, il y a des autels au Gauchito Gil sous un grand caroubier, le robin des cactus. On n’en parle pas. C’est un truc de pauvres. Tous les humbles lui apportent une libation pour demander un miracle. Le saint gaucho ne sera jamais reconnu.
Toujours un caroubier. L’arbre qui fertilise le sol. Le Gaucho est encore une fois plein de ressource. Il montre la voie; écoutons l’indien qui est en nous.
En l’ignorant, il y a tellement de choses à côté desquelles nous passons. Nous sommes trop souvent habitués à appliquer les mêmes recettes partout; si elles sont gagnantes ici, elles ne le sont pas forcément là. Stop. Un peu d’imagination. L’Argentine en 10 ans vient d’inonder son territoire de soja transgénique, sans penser une minute à chercher à comprendre ce qu’elle détruisait. Cette année le gaucho au chomage fait des piquets de grève sur les routes. Rien ne va plus. Halte. Ouvrons nos sens. A la veille du bicentenaire de la création de l’Argentine, changeons, écoutons l’indien, nous avons tout à y gagner.