Carnaval : Sauver Venise… pour un déjeuner.
Carnaval à Venise. Déguisement : veste et toque de chef. Destination : Venise.
Les Foodingues reprennent du service.
Mission : concocter un déjeuner pour le Comité Français pour la Sauvegarde de Venise au Palazzo Falier.
Quoi de plus enthousiasmant que de créer un menu pour 50 personnes dans le palais du Doge Mariano Falier pour sauver Venise?
Retrouver la sérénissime en plein Carnaval… Rien de serein dans tout cela, bien au contraire. L’aqua alta a vite été remplacée par une marée humaine qu’il a fallu tant bien que mal traverser pour s’approvisionner chez les meilleurs fournisseurs de la lagune.
8h30 ouverture du marché du Rialto. Retrouvailles avec tous les fournisseurs. Puis 10h00 survol rapide du vialle Garibaldi, Isola SanPietro à l’autre bout de la ville, pour être sûrs d’avoir les meilleurs légumes, les plus beaux poissons, le plus beau veau… Car c’est Carne Vale, adieu à la viande, le dernier jour où l’on peut manger de la viande avant Pâques alors on ne va pas rater cela. C’est aussi le nouvel an chinois, il faut nourrir les Tigres pour toute l’année, sinon…
Le menu donc : 5 Continents au secour de Venise.
Apéritif :
Pantumaca de jambon pur ibérique bellota d’Estramadure.
Cuillère de laitance de Passere et poutargue aux algues confites à la coréenne.
Fleur d’oeufs de cabillau fumés aux algues
Entrée :
Soupe Blanche de Castille selon Taillevent
Premier :
Fleur de Bananier aux soupions de la lagune, façon Luang Prabang
Second :
Veau présalé de 4 heures au La Lot et lichen amaretto.
Légumes de la lagunes en 3 textures.
Poivrades tendres au lard de Colonata à la fleur de romarin fraiche.
Quinotto au safran.
Dessert
“Tigre del Mar sorti des glaces”, gateau amer acidulé, safran, chocolat et malt.
Trois jours en tout pour réaliser tout cela.
Première chose, les bouillons : poules, fond de veau, poisson.
Mis à part les apéritifs, mangés debout, tout a été servi à l’assiette, soit 200 assiettes montées en moins de 2heures… Car les convives devaient repartir à 15h00 pour assister au “Barbier de Séville” de Rossini qui commençait à 15h30 à la Fenice.
Je n’ai jamais vu cela : deux assiettes seulement sont revenues avec des restes, sinon tout a été mangé…
Le but de ce menu était de faire quelque chose de typiquement Vénitien, pas du tout italien donc, ni italo français. Du léger, il faut que ça flotte sur le Grand Canal et que les palazzi tiennent debout, fiers et tête en l’air.
A la Vénitienne donc, des impressions de voyages qui traversent les siècles en gardant leur piquant, leur vigueur, leur mystère; derrière leur masque de carnaval, la sensualité d’un appel à une licence absolue.
On accueille donc avec un jambon espagnol, le meilleur ; dénomination Dehesa d’Estramadura, qui n’est pas une déesse ibère, mais qui aurait pu l’être. C’est un cochon élevé en liberté sous les chênes bellota d’Estramadure, tué à 2ans en Février après la saison des glands, et dont le jambon a été affiné pendant au moins 3 ans. A Venise, il y avait Ca’d'Oro, la mesure ultime de la débauche architecturale, dentelles de marbre et or, aujourd’hui le bellota ibérique d’Estramadure fait son entrée au palais Falier. La botte secrète: le cochon ibérique est une race qui ne produit que des gras insaturés, pas de mauvais cholesterol… pour avoir le meilleur cochon tout est dans l’élevage et aujourd’hui les espagnols ont la manière la plus naturelle.
Deuxième plateau: la cuillère de laitance de la lagune:
Grande tradition luculucienne, accueillir ses convives tout dans la douceur, en leur glissant un avant goût du menu contrasté qu’ils vont savourer. Donc une cuillère Thai en fer remplie de laitance de Passere de la lagune, un poisson entre le turbot et le barbu, fabuleux. On commence la cuillère par la laitance montée en émulsion dans un fond du même poisson, sur ce nuage une tranche de sèche crue fondante, une fine tranche de poutargue de muge, recouverte de lamelles de kelp confites doucement dans le syrop d’agave avec des chipotle mexicains, piments ultra gouteux proche de la cerise, parsemé de sésame grillé.
Troisième plateau : la fleur de cabillau.
un tarama ultra concentré en oeuf de cabillau fumé battu aux algues, dans une huile d’olive fruitée et des zestes de citron vert. Présenté dans une feuille de navet rouge. Léger, efficace, on dirait une fleur d’orchidée.
Entrée:
Soupe Blanche de Castille.
C’est un caprice. Cette soupe a été créée pour le mariage de Blanche de Castille future mère de Saint Louis. Le cuisinier tente toujours de faire plaisir à tout le monde, des plats du pays de la mariée… La moitié de l’Espagne était arabe. L’icone gastronomique du monde était la Perse. Il a donc réalisé cette soupe traditionnelle perse dont cette version nous est transmise par Taillevent, cuisinier de Charles V de France. C’est la première recette française jamais écrite, et c’est en fait une recette arabo andalouse…
Cette soupe fut si populaire qu’elle était incontournable dans tous les festins du moyen age.
Lorsque Venise a été inaugurée, cette soupe a du être le risotto au foie gras d’aujourd’hui.
C’est un blanc manger en velouté servi à la persane avec des épices et des herbes fraiches brulées, parsemée de grains de grenades de Shiraz. Jus divin, écume de plaisir… à Verlaine de commenter:
“Ce lait suprême, divin phosphore
Sentant bon la fleur d’amandier,
Où vient l’âpre soif mendier,
La soif de toi qui me dévore”
Maintenant le Premier Plat : Fleur de bananier aux soupions de la lagune.
Ce plat est une rencontre avec Nith, petit fils de Petsarat, dernier vice roi du Laos qui a chassé les Français du Laos. Nith a été élevé au palais de Luang Prabang jusqu’à l’age de 16 ans. Ce plat était servi pour recevoir les invités d’honneur du roi. Il n’y a pas de soupions dans le Mekong bien sûr, mais le pétale d’une fleur de bananier m’a tellement fait penser aux gondoles que les soupions s’y sont glissés tout naturellement. Une fois posé sur une langue de feuille de bananier dans l’assiette blanche, le plat est devenu vénitien.
L’intérêt de la fleur de bananier c’est qu’elle n’a pas de goût. Bien mieux, elle a le goût de Rien, qui est un goût véritable au Laos. C’est un procédé pour dompter les gouts explosifs et faire apprécier des notes fleuries que tout être décemment constitué ne pourrait saisir sans voir son palais se décomposer à la première bouchée. On muselle le doge par du terrorisme en petite liquette. Un vrai plat de carnaval qui remonte tous les sens à fleur de peau.
Pour cela les soupions sont à peine cuits, ils fondent dans la fleur de banane. Rappellez vous, le bananier n’est pas un arbre, c’est une herbe, la plus grande herbe du monde. Sa fleur ne donne pas naissance, elle se transforme en régime de banane: pas de fécondation, pas d’organes sexuels. L’herbe produit son régime et meurt. Le mystère de la Vierge Marie. Bouddha fit du bananier le symbole de la vanité des choses. C’est exactement ce que ce plat démontre.
Musa est le nom scientifique de la banane. Josephine Baker n’a pas pu venir, la muse la représentait. Une muse qui augure l’animal, le Tigre de la nouvelle année. “Moi j’aime les bananes parc’qu’ya pas d’os dedans”. “Avis aux juponniers” répondrait Colette.
Second Plat : veau de 4 heures aux feuilles La Lot et au lichen confits dans l’amaretto.
Le veau… Le veau présalé de la lagune n’existe plus. Nous l’avions goûté dix ans plus tôt grâce à ce boucher de vialle Garibaldi, un artisan modeste au gout sûr. Le grand Babbo de New York l’avait prédit. Il n’y a plus de viande décente dans ce pays. L’industrialisation à outrance de la viande en a terminé avec le goût. Dario Cecchini le roi de la bisteca Fiorentine, 250 ans de métier, a fini par faire un contrat avec un paysan du Guipuzcoa, dans la campagne du pays basque prés de San Sebastien, pour avoir des veaux nourris à l’herbe. De la vraie viande. A Venise, la spécialité depuis… allons… 600 ans, était le veau présalé. Aujourd’hui notre boucher le fait venir d’une ferme en Hollande, des polders. Si les choses changent prévenez moi s’il vous plait.
Désolé pour ce retour sur la terre d’aujourd’hui, nous repartons dans le rêve tout de suite.
On prend pour 50 personnes 2 noix patissières et une noix ronde en rab au cas où. Ce sont les meilleurs morceaux de la cuisse avec lesquels ont fait la picatta. L’important ici est de prendre le muscle dans son entier, sans le piquer de quelque sorte que ce soit. Je les dore 3 minutes à l’huile d’olive en les badigeonnant à la dernière minute d’ail rapé dans la sauce de soja.
Par ailleurs je prends de l’Usnée Barbue, un lichen noir que les chinois appellent mousse; je le fait revenir dans de l’huile d’olive et le mouille à l’amaretto.
Je place les noix patissières de veau sur un lit de jeunes feuilles de brocoli de la lagune sur la plaque du four. J’enrobe chaque noix de lichen et je recouvre de feuilles La Lot, Piper sarmentosum, une variété de feuilles de betel, tendres au gout poivré délicieux. Les feuilles La Lot doivent absolument être en contact avec la viande. Il faut bien presser.
Maintenant mettre au four à 10h du matin pour servir à 14h. Température 60°C approx. Jamais au dessus de 63° qui est la température de coagulation. On obtient un veau qui n’a rien perdu de sa texture et de son grain, qui semble cru mais qui est confit avec toute son eau, car les cellules du muscle n’ont pas éclaté. Une viande qui se tranche en laissant glisser même le couteau le plus indigne.
Au moment de servir on lui rajoute un trait de fond de veau, de ses os réduits pendant 72h, qui achèvera un contraste absolu, un clair obscur à la Zurbaran.
L’accompagnement?
Les légumes de la lagune de saison : les fameuses feuilles de brocolis sautés, les feuilles de choux noirs croustillantes et les topinambours craquants.
La lagune a un gout particulier, qui se développe comme un bruit de fond dans ses légumes. Si je devais le définir, je dirais qu’il se rapproche du sucré salé avec une pointe de canelle, un soupçon de muscade sur un fond de cerise. Une impression toute personnelle, mais c’est bon.
Poiret, le couturier, aimait le chou plus que toute chose. Sa recette: “prennez une petite feuille de chou bien blanche et bien frisée. etalez-y de bonnes confitures de groseilles. Mangez”. Je pense que ce fanatique des bals costumés se rappelait ainsi les fastes vénitiens et les fameux choux noirs du Rialto qu’il croquait tout cru sans artifice. Rien à voir avec le gros chou de Mark Twain, M Tête de Prudhomme; il n’a pas la tête d’un chou qui a été au collège. Il n’a pas la docilité de se déliter à la chaleur celui là, car passé au four, il devient croustillant comme du papier de soie.
Si en France on a tendance à manger les fleurs de chou ou de brocolis, en Italie on mange les feuilles.
Mais je ne résisterai pas, tout de même, à vous remémorer la plus belle ôde aux fleurs du choux à la française. C’est Charles Fourier qui l’a écrite dans “Le Nouveau monde Industriel et Sociétaire”, ce n’est pas une plaisanterie socialiste, le chou nous mene sur les pas d’un véritable programme visionnaire :
“C’est l’amour sans obstacle ni mystère, les ébats de la jeunesse libre qui voltige de plaisir en plaisir. Aussi le chou-fleur est-il un océan de fleurs, image des charmes du bel äge. Sa feuille n’est ni azurée, ni bouillonnée, parce que la jeunesse libre, formant des orgies, est peu amoureuse, n’a pas besoin de recourir aux astuces, comme la jeunesse entravée dont le chou est symbolique”
Pour lui le chou en feuille, à l’inverse du chou fleur est le légume des mystères, des intrigues et des ruses, un parfait vénitien en quelque sorte. ” Ses feuilles bouillonnées et ondoyantes, figurent les efforts astucieux d’amants obligés de cacher leurs liens. Elles sont plutôt bleues que vertes, parce que l’azur est la couleur de l’amour. L’azur domine dans la feuille de l’oeillet qui peint la jeune fille fatiguée par réplétion d’amour, privation d’amant.” Mais attention “le chou est une source de bruyant zéphirs, échos des vilains caquets d’amour.”
Quelles belle profession de foi. Charles Fourrier est l’inventeur du mot féminisme… il n’a pas osé le chouisme. Nous le faisons aujourd’hui c’est carnaval.
“avec un peu de chou, tu roulera en américaine…”
Et derrière leurs masques blancs, les habitants de la Lune de Cyrano de Bergerac nous répondent : “de dire que Dieu a plus aimé l’homme que le chou, disent-ils, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne saurait ni haïr, ni aimer personne, et s’il était susceptible d’amour il aurait plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire et qui voudrait le détruire s’il le pouvait.”
Jaloux qui a dit bête comme chou. Attention à l’âme du chou.
Et pout dessert, dans la cité des lions pas question de produire une souris. Au lion rouge et or perché sur sa colonne, il fallait répondre par le Tigre del Mar: Un gateau marbré jaune et noir.
Entre un biscuit de safran et de malt, un étage de chocolat au caroubier, un autre de chocolat au piment chipotle et le dernier au citron vert et fruit de la passion. Comme un écho en cette nouvelle année chinoise du Tigre au paradis mexicain de Careyes, Tigre del Mar créé par cet enfant de la lagune, Gian Franco Brignone pour les tortues de mer et les princes vénitiens.